« Malgré plus d’un demi-siècle d’existence, la culture des soins palliatifs en France reste fragile » déclare d’emblée le docteur Anne Laroche*,médecin à la Polyclinique du Parc, à Caen, le 20 novembre 2021. Au groupe de bénévoles en formation au Centre François Baclesse, elle décrit le quotidien de son service durant la pandémie.
Comment ses collègues et elle ont-ils vécu la pandémie, le confinement, les restrictions ? Elle nous raconte son quotidien par temps de Covid avec des paroles fortes, parfois de la colère, et toujours beaucoup d’humanité.
Soins palliatifs et logique comptable
Cette culture des soins palliatifs se heurte souvent à une logique comptable, commune aux structures hospitalières. Et cette fragilité s’est accrue avec les nouvelles règles sanitaires imposées par le Covid. Le quotidien des patients et des soignants est devenu de plus en plus compliqué. La pluridisciplinarité liée aux soins palliatifs implique qu’un grand nombre d’acteurs doit se rendre dans les chambres : médecins, infirmières, aides-soignantes, kinés, psychologues, accompagnants… La première contrainte, le port du masque, entraîne un appauvrissement des échanges par les expressions du visage. Plus de sourire ! En soins palliatifs, ces échanges, source de confiance, sont primordiaux. Le toucher, l’effleurage, les gestes simples qui font la différence, sont devenus difficiles, voire interdits. Le geste d’une main posée sur une autre main, séparée par un gant de caoutchouc, perd de son humanité. À cela s’ajoute le risque de contamination, qui a modifié la manière d’effectuer les visites aux patients.
L’empêchement des rituels du deuil
Facteur aggravant, l’empêchement des rituels du deuil. En effet, les visites n’étant pas autorisées, il ne peut y avoir de « sortie du corps ». L’interdiction de la toilette rituelle est très mal vécue par les soignants, qui ne comprennent pas pourquoi ils pouvaient effectuer la toilette d’une personne en vie mais non de la même personne une fois décédée. Les malades morts en unité Covid sont glissés dans une housse mortuaire fermée et qui le restera, geste traumatisant pour les soignants comme pour les proches, qui ne pourront voir une dernière fois le visage du défunt pour un adieu. Certes, les contraintes sanitaires ont été mises en place pour protéger la population. Mais elles ont empêché les accompagnements, les rituels d’adieu, les funérailles et ont contribué à déshumaniser les pratiques en soins palliatifs. Le docteur Laroche cite Boris Cyrulnik, entendu sur France Inter en mars 2020 : « Toucher à ces rites immémoriaux que sont l’accompagnement et les funérailles aura de graves conséquences. On peut craindre des dépressions post-confinement, des deuils impossibles à faire, une culpabilité rampante qui se paiera de conduites d’échec et de dépressions au long cours ». Les rituels d’adieux sont indispensables aux patients, aux familles, aux accompagnants et aussi aux soignants, pour lesquels ils sont un accomplissement de leur travail. Ces rituels doivent se dérouler harmonieusement pour permettre le travail du deuil. Voilà pourquoi, en temps normal, la culture des soins palliatifs est attachée à une approche globale du patient. Les soignants doivent appréhender la souffrance dans toutes ses dimensions : physique, mentale, psychologique, spirituelle, familiale… Pour cela, ils ont besoin de contacts avec l’entourage du patient. « L’éthique des soins palliatifs repose sur l’éthique du Care : le prendre soin » insiste la médecin. Et ce soin n’est pas que strictement médical. Si l’on ne prend pas en compte cette globalité, l’accompagnement jusqu’à la mort ne se fera pas correctement. La culture palliative forme les soignants à porter une attention particulière aux familles, à leur peine, à leurs inquiétudes, leur détresse. Le rôle de la culture palliative est aussi d’informer le patient et la famille, de leur expliquer la réalité de la situation, avec discernement, sans brutalité, en fonction de ce qu’ils sont prêts prêt à entendre. L’objectif est de prémunir les familles d’un deuil pathologique. Avec les restrictions sanitaires, les soignants ont vu disparaître tout ce qui donne du sens à leur travail, à leur investissement. « L’accueil quotidien des familles, le contact, le toucher soignant, le prendre soin, toute cette culture palliative développée au fil des années avec les équipes a été mise à mal en quelques jours », explique le docteur Laroche.
Une rupture brutale des liens affectifs
Pour les patients, l’interdiction des visites occasionne une rupture brutale des liens affectifs. Pour une personne en soins palliatifs avancés, dont les jours sont comptés, il est impossible de comprendre pourquoi on leur refuse les visites. À cause du risque de contagion ? Mourir du cancer ou du Covid, quelle différence ? Cette incompréhension a généré une grande colère. L’absence des visites a aussi perturbé les patients en déclin cognitif, qui ne pouvaient plus se repérer dans le temps. Lorsque la fin est proche, il arrive que les patients ressentent un regain de vitalité et une appétence relationnelle. Ils éprouvent alors un grand besoin de la présence d’un proche, ce que le service ne pouvait pas leur apporter et qui entraînait des angoisses de mort rarement observées. Les derniers moments sont irremplaçables : des demandes de pardon, des mots d’amour, des consignes pour après… Des adieux qui restent gravés dans la mémoire et qui jouent un rôle déterminant dans le travail du deuil. « Les contraintes sanitaires étaient en complet décalage avec nos valeurs » ajoute le docteur. « Nous avions le sentiment d’abandonner nos patients. L’absence des familles dans un service de soins palliatifs est surréaliste, car nous sommes habitués à les avoir sans restriction d’horaire. Ils vont, ils viennent en toute liberté. Nous nous sentions complice d’une situation inhumaine ».
Au fil des semaines, en fonction de l’évolution de la pandémie, il a fallu trouver un juste milieu entre le principe de précaution et la liberté, chercher à s’adapter aux restrictions sanitaires tout en respectant au mieux les principes d’accompagnement. Enfin, une nouvelle directive est arrivée : les patients en soins palliatifs ont eu droit à la visite d’une personne par jour, pendant une demi-heure. « Pourquoi une demi-heure et pas une heure ? » s’étonne la médecin. «Et les visiteurs sont parfois âgés. Une dame de 80 ans conduit rarement, elle est accompagnée. Donc ce n’est pas une personne mais deux… Et si la dame a plusieurs enfants ? Pourquoi cette fille-là plutôt qu’une autre ? C’est dramatique et ingérable. Donc, nous avons accepté deux visites de deux personnes par jour. Et finalement, nous avons triché. La définition des soins palliatifs est mal connue. Les gens, et même certains confrères, l’assimilent à la fin de vie, ce qui n’est pas exact. Nous avons profité de ce flou artistique et dressé quotidiennement la liste de nos patients sans préciser s’ils étaient en soins palliatifs avancés, en phase terminale ou autre. Sauf les patients affaiblis par la chimio, nous avons mis tout le monde en soins palliatifs ! »
Malgré tout, le service n’a déploré, durant toute cette période, que deux contaminations de malades, infectés pendant leur séjour, ce que n’ont pas manqué de rappeler les personnels « anti-visites ». Heureusement, durant toute la crise, le service a maintenu la présence d’un psychologue et les échanges entre les membres de l’équipe, afin de travailler sur l’angoisse des familles. Les portes se sont rouvertes petit à petit, grâce au soutien de la direction, aux accompagnants de l’ASPEC, à la réflexologue, la sophrologue…
Des retards de diagnostic
Le docteur Laroche conclut son intervention en évoquant les conséquences du Covid en cancérologie, dont on ne mesure pas encore l’impact causé par les retards de diagnostic. Elle s’insurge également contre les tests PCR que les patients sont obligés d’effectuer avant une séance de chimiothérapie, même s’ils sont vaccinés. « Cela n’a aucun sens de leur infliger cette contrainte en plus de la chimio et des injections quasi quotidiennes. C’est notre nouveau cheval de bataille… »
À la question : êtes-vous pessimiste concernant l’avenir de la culture des soins palliatifs, le docteur Laroche répond qu’elle est pessimiste concernant tout le système de santé ! Et optimiste pour les soins palliatifs, car il existera toujours des personnes pleines de sollicitude, empathiques et bienveillantes pour défendre une prise en charge globale des patients. Mais elles se heurtent à la logique comptable du monde hospitalier : « Passer cinquante minutes avec une famille comme je l’ai fait hier, ce n’est pas rentable ».
Notre société a-t-elle tiré les leçons de cette crise, lui demandons-nous ? A-t-elle compris, pour l’avenir, le caractère indispensable des soins palliatifs ? « Nous ne pouvons pas nier la mort et le deuil, même dans une société où la médecine est devenue toute puissante. Dans l’histoire de l’humanité, ça n’est jamais arrivé d’interdire l’accompagnement d’un patient. Jamais. Toutes les sociétés ont leurs rituels. Éthiquement, il est impossible d’accepter une pareille situation. Je pense qu’il n’y aura plus autant d’interdits que lors du premier confinement. Mais je ne sais pas si la gestion des hôpitaux sera moins catastrophique. Tant que les décisions seront prises par des technocrates, elle restera catastrophique. Dans les cellules de crise, il n’y avait ni médecins, ni psychologues. Nous, les soignants, possédons une grande capacité d’adaptation à des situations de crise pour maintenir la qualité de prise en charge de nos patients. Mais le système en profite, au détriment de notre qualité de vie et de notre santé. Sans les proches et les soins de support, on peut soigner mais pas prendre soin. C’est l’écoute et la présence qui guident l’accompagnement des patients ».
Paul Demeuse
*Gériatre de formation, le docteur Anne Laroche a travaillé dix ans au Centre François Baclesse. Ensuite, elle a contribué à réorganiser le service de cancérologie de la Polyclinique du Parc, à Caen, où elle exerce en soins palliatifs. Ce service dispose de trente lits, dont sept de soins palliatifs. Elle est à l’initiative de l’accueil des accompagnants de l’ASPEC à la Polyclinique.