Le magazine Le Point vient de publier à la Toussaint 2023 un article bien documenté de la journaliste Émilie Trevert, intitulé « Les « thanadoulas », ces femmes qui tentent de « rendre la mort belle . Elles exercent un métier émergeant. Les thanadoulas accompagnent les personnes en fin de vie. En dehors de tout cadre réglementaire » . Voilà de quoi titiller l’attention des bénévoles et leurs associations engagés dans l’accompagnement dans les services de soins palliatifs et de fin de vie. En outre bien des normands ne sont pas sans ignorer qu’il y a encore quelques années et depuis des siècles prospéraient des confréries de charitons et autres appellations. Dans une société judéo-chrétienne, c’était la déclinaison confessionnelle d’une démarche qui mobilise maintenant des associations laïques et les “aidants” ! Ici ou là, il peut y avoir de l’essoufflement : est-ce l’heure de services payants (pour ceux qui en ont les moyens ?). Le mérite de cet article est d’alimenter un débat !
ALG
Les « thanadoulas », ces femmes qui tentent de « rendre la mort belle »
Quand Adeline évoque son métier, les sourires se crispent et les regards s’assombrissent. « Les gens sont désarçonnés, ça leur fait peur ! Le sujet reste extrêmement tabou en France. Lorsque j’ose prononcer le mot, on se ferme, on rentre dans sa carapace comme si c’était contagieux… » Le mot interdit : mort.
Adeline Couvé-Caudron, 33 ans, 3 enfants, est accompagnante à la fin de vie et au deuil, on dit aussi « thanadoula » (de « Thanatos », le dieu grec de la mort, et « doula », la servante ou l’esclave). Un nouveau « métier », déjà répandu aux États-Unis, au Canada et en Suisse, qui se développe dans l’Hexagone, surtout depuis la crise du Covid. On compte en France une centaine de doulas de fin de vie, essentiellement des femmes. « Pendant longtemps, le moment du deuil était assuré par le religieux et les villageois, ce qui n’est plus le cas, d’où l’émergence de nouveaux professionnels », explique le sociologue Tanguy Châtel, spécialisé dans la recherche en soins palliatifs et l’accompagnement.
Mi-coach, mi-confidente, la thanadoula est là pour soutenir les personnes en fin de vie et leur famille avant, pendant et après la mort, mais elle ne doit pas se transformer en gourelle (le féminin de gourou). Aujourd’hui, l’activité, qui répond à un réel besoin, n’est ni reconnue ni encadrée. Il faut compter sur l’éthique personnelle de chacune.
De technicienne de laboratoire à thanadoula
Après neuf mois de formation auprès de l’association Couleur Plume, Adeline, qui a commencé comme « doula de naissance », s’est installée dans les Yvelines avec le statut d’autoentrepreneuse. Une reconversion pour cette technicienne de laboratoire qui a eu lieu après le décès soudain de son mari, il y a 6 ans. À l’hôpital militaire de Clamart, alors qu’il était plongé dans le coma, la mère de famille se retrouve livrée à elle-même, en état de choc. « Je me suis sentie abandonnée, totalement démunie, je ne savais pas quoi faire ni quoi dire à mes enfants… se souvient-elle. ]’ai fait des pieds et des mains pour voir une psychologue, j’ai attendu quatre jours et je l’ai vue trente minutes. »
La jeune veuve, très cartésienne, décide alors de mettre son expérience aux services des familles de mourants. « En milieu hospitalier, les aides-soignantes sont débordées et ce n’est pas leur travail. En Ehpad, le temps est également compté… Nous, on offre du temps, environ 2 heures [pour 70 euros, selon les honoraires d’Adeline] où l’on est là, bien présente, au chevet des mourants ou auprès des aidants, s’ils ont besoin de pleurer, de parler, de marcher, de boire un café, de manger – car on oublie les choses basiques quand on est pris dans ce tourbillon. »
Un accompagnement non médical et complémentaire aux autres métiers du soin à la personne, qu’elle décrit comme « émotionnel». « On se met là où on a besoin de nous », résume la thanadoula, qui reçoit davantage de demandes de proches, pour l’instant, que de personnes en fin de vie. Elle suit par exemple depuis deux ans cette femme, dont la mère est atteinte d’un cancer incurable, dans son « deuil précoce » (appelé aussi « deuil blanc » ). Et cela rassure la malade de savoir que sa fille n’est pas seule.
Parfois, Adeline entend de la bouche des mourants des histoires de famille qui pèsent, « des choses graves qui n’ont jamais été dites ». « L’être humain a besoin de se soulager avant la mort, le corps a besoin de se délester avant de lâcher prise », observe celle qui ne se prend pas pour une psy. « On est formé à l’écoute active, pas à la psychologie. » Elle s’impose aussi des limites, comme les veillées funèbres ou l’accompagnement de jeunes femmes veuves. « Cela ferait trop écho en moi. »
Pour « rendre la mort belle »
La plupart des doulas de fin de vie ont vécu des deuils importants, voire traumatiques, avant de se lancer dans ce métier pas comme les autres. « ]’ai grandi dans un environnement où la mort était là, elle traînait dans les parages », confie Mélanie Di Paola, 30 ans, depuis son village de l’Isère. Un grand-père qui meurt précocement, un amoureux, une amie… Puis, en troisième, alors qu’elle fait un stage en maison de retraite, c’est une résidente qui meurt dans ses bras. La fin de vie était pour elle « une évidence ».
Éducatrice spécialisée, elle s’occupe d’enfants malades à l’hôpital puis de personnes âgées atteintes de maladies neurodégénératives, avant de se former pour devenir accompagnante de fin de vie. Celle qui se présente également comme « praticienne psychocorporelle » (elle effectue des massages ayurvédiques, des soins énergétiques, utilise des bols tibétains, s’intéresse au chamanisme…) a suivi 800 heures de cours en ligne dispensés par l’école québécoise Cybèle, dont la moitié des étudiants sont français. Une certification reconnue uniquement en Suisse.
Parallèlement à son activité en libéral, Mélanie est aussi salariée à mi-temps dans un Ehpad où la direction lui donne « carte blanche », dit-elle, pour l’accompagnement des fins de vie. Elle a déjà veillé des personnes âgées qui allaient trépasser, à la demande des familles qui, parfois, n’en avaient pas la force. « Les derniers instants, c’est surtout du silence, on peut éventuellement poser une main sur la leur … Il y a des morts gracieuses, assure-t-elle. Quand la personne part sereinement, apaisée, quand on a réussi à dire “Merci”, “Pardon”, ou “Je t’aime”, quand des proches se réunissent autour du défunt alors qu’ils s’écharpaient avant … » Pour Mélanie, la thanadoula tente de « rendre la mort belle ».
Un accompagnement en douceur
« j’avais besoin d’être aidée pour que ça se passe un peu plus en douceur, témoigne Marie, qui a fait appel à une doula après la mort subite de son grand-père, dont elle était très proche. Beaucoup de choses sont remontées : de la colère, de la culpabilité, des regrets… Des choses dont on ne parle pas à la famille. » Pendant un mois, Marie s’est donc confiée à Laetitia (moyennant 300 euros), thanadoula dans la région de Blois. Les deux femmes se promenaient le long de la Loire et parlaient. « J’avais un gros sac à vider à ce moment-là ! » reconnaît Marie, qui se trouvait dans une situation familiale compliquée où la mort du patriarche avait fait renaître d’anciens conflits.
« J’aurais aimé moi-même avoir une thanadoula” , avoue Marie-Christine Laville, 62 ans, ancienne éducatrice en psychogériatrie qui a connu des deuils successifs dans sa famille. Franco-Suisse, elle a travaillé avec la pionnière de l’accompagnement des personnes en fin de vie, Rosette Poletti, ancienne infirmière en soins palliatifs, qui lui a demandé de transmettre son savoir en France. Celle qui se présente comme naturopathe, formée à la psycho-généalogie et « thérapeute du deuil », a fondé, dans le Doubs, l’Institut deuils-doulas de fin de vie (IDDFV) – reconnu comme organisme de formation – pour combler « un vide en France », dit-elle. En ce moment, elle accompagne un jeune de 15 ans atteint d’un cancer et un prêtre de 93 ans. « ]’étais surprise au départ, puis il m’a rétorqué : Je suis un homme avant tout ! On travaille ensemble sur son testament spirituel. »
Récemment, elle s’est rendue au chevet d’une vieille dame qui l’a appelée juste avant de mourir. « Il y a une ambiance, on sent quand la mort approche », remarque la thanadoula. Marie-Christine a alors prévenu les enfants de la personne qu’elle a ensuite veillée une bonne partie de la nuit (une prestation à 150 euros). La thanadoula sert aussi de trait d’union entre le mourant, ses proches et les soignants. Avec l’aide-soignante, elle a réalisé la toilette mortuaire, puis récité une petite prière à sainte Rita. « Il y a un besoin spirituel à la fin, tout le monde a une angoisse de mort : on a envie de savoir où l’on va ! » Marie-Christine précise qu’elle accompagne aussi bien des catholiques que des musulmans, et s’adapte aux demandes de ses clients – parfois, elle dit « patients », puis se reprend.
Thanadoula, une activité non réglementée
La profession n’étant pas réglementée, chacun essaye d’édicter des règles. « Si on vous offre un Rembrandt, vous dites non ! » plaisante Marie-Christine, qui a établi une charte éthique pour son association et prévoit de mettre en place une supervision de ses soixante-cinq doulas.
Julie Simermann, ex-diététicienne auprès de personnes en soins palliatifs, qui a cofondé Couleur Plume dans la région Occitanie et formé quarante personnes en cinq ans, insiste sur la rigueur. « Il faut avoir une posture neutre, irréprochable ! On ne peut pas faire n’importe quoi, on est auprès d’un public vulnérable. » Avant de proposer sa formation de neuf mois, à distance, la formatrice observe les candidats lors d’un stage de quatre jours en immersion et se réserve le droit d’en refuser certains. « On ne fait pas ce job pour régler ses problèmes », prévient-elle. « Il est nécessaire de bien connaître sa place et d’y rester, de ne pas se prendre pour un super-héros ! » D’où l’importance, ajoute Julie Simermann, d’être supervisé par une personne plus expérimentée.
Chez Couleur Plume, on n’accepte pas les pratiques ésotériques ni les massages, ni même l’emploi du terme « passage » – entendu dans la bouche d’autres thanadoulas -, qui implique un au-delà, donc une croyance. « La crainte de tout le monde, c’est l’abus de faiblesse, et heureusement qu’il y a cette crainte ! » insiste-t-elle.
Faut-il avoir peur des thanadoulas ? Contactée, la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) n’a pas été saisie sur cette question mais reste « vigilante », précisant que des « dérives sectaires » ont été relevées avec des doulas de naissance.
Le sociologue spécialiste des questions de fin de vie, Tanguy Châtel, se veut prudent et nuancé : « Voir de nouveaux métiers émerger avec de belles intentions, mais dans un cadre isolé, m’interroge et me laisse perplexe… On ne peut pas laisser croire qu’accompagner la fin de vie, ça se fait avec un minimum de formation et un cœur gros comme ça ! Le sujet est trop sérieux. » L’auteur de Vivants jusqu’à la mort (Albin Michel) et formateur de bénévoles pointe notamment les « risques élevés de projection et d’emprise ». Il ne veut cependant pas faire le procès de ces accompagnantes qui, selon lui, font « une proposition intéressante » en répondant à un besoin d’accompagner la souffrance psychique ou mentale, et à un besoin de spiritualité. « Mais elles doivent être soutenues dans leur développement, propose le sociologue. On ne peut pas leur donner un blanc-seing. »