Nous nous entretenions en décembre dernier avec Christian Gaudray, président de l’UFAL, à l’occasion de l’ouverture de la convention citoyenne sur la fin de vie. Celle-ci s’est terminée ces derniers jours, se prononçant majoritairement en faveur de l’aide active à mourir. Une question parfois clivante, touchant à l’intime profond — la vie et la mort — de chacun. Une question qui touche particulièrement le monde de la santé, qui, quelles que soient les décisions prises, sera confronté à leurs effets.
À l’occasion des récents rapports traitant de cette question, nous avons posé quelques questions à Michel Limousin, médecin généraliste, membre de la commission santé et protection sociale du PCF et rédacteur en chef des Cahiers de santé publique et de protection sociale.
Que t’inspirent les conclusions de cette convention citoyenne ?
La convention citoyenne a fait son travail et a contribué au débat. Elle s’est prononcée majoritairement en faveur d’une légalisation du droit au suicide assisté et à l’euthanasie et a également traité des soins palliatifs. Pour autant le débat n’est pas clos.
De quoi s’agit-il ? Il s’agit de permettre le suicide d’une personne qui veut mourir en étant aidée par un médecin dans un cadre légal. En fait le terme communément employé est non pas « le droit au suicide », mais « mourir dans la dignité ». Cette expression semble mieux adaptée pour convaincre : en effet qui voudrait ne pas mourir dans la dignité ? Mais en fait cette position ardemment défendue par certains correspond bien au droit au suicide assisté et à l’euthanasie. Alors, il vaut mieux dire clairement les choses si l’on veut légiférer.
Mes doutes et inquiétudes
Cette question éthique est très complexe malgré son apparente simplicité. Personnellement je m’interroge. Je profite de cette interview pour livrer mes doutes et inquiétudes.
Une première remarque : l’idée d’obtenir au Parlement le droit de mourir dans la dignité présuppose qu’on ne dispose pas de ce droit aujourd’hui. C’est excessif. Les moyens humains et matériels existent pour que les personnes mourantes ne souffrent pas et s’endorment de façon paisible et à tout le moins inconscientes. Les moyens juridiques (loi Claeys-Leonetti votée à l’unanimité en 2016 : sédation profonde et continue, directives anticipées) existent et répondent très largement à ce besoin.
Cette loi, comme l’a écrit récemment le député Pierre Dharréville, est un trésor national. Mais elle est mal appliquée faute de moyens comme chacun sait. Chaque humain, dans notre pays, est digne lorsqu’il meurt ; il est traité avec dignité par les équipes soignantes. On ne peut pas insinuer qu’on laisse mourir les gens dans l’indignité. Il peut toujours exister des cas anormaux et condamnables qu’on ne doit pas négliger, mais ce n’est pas une généralité.
La deuxième remarque est que si mourir dans la dignité est une exigence, vivre dans la dignité est encore mieux. La vie digne est un combat politique de tous les instants. C’est ce combat que je veux privilégier.
Nous vivons dans une république laïque et le suicide n’est pas interdit. Les religions qui condamnaient autrefois les suicidés, les excluaient des cimetières, les vouaient aux gémonies et leur promettaient l’enfer n’ont plus voix au chapitre sur ce point. Le suicide reste un acte individuel. Est-il un acte vraiment libre ? La question peut être posée.
La mort à laquelle personne n’échappe est depuis toujours une angoisse humaine. On craint la souffrance personnelle, mais celle aussi des proches. La mort reste difficile à préciser. C’est un processus. Nous voici donc dans une situation complexe faite d’incertitudes, de faiblesse des connaissances où le corps, le cerveau et la pensée ne marchent pas du même pas.
Bref, les humains sont donc seuls devant leur mort et doivent pouvoir maîtriser leur vie avec toutes les limites qui s’imposent à eux. Mais ils doivent prendre des décisions dans un contexte d’incertitudes. L’idéal serait pour eux de prendre leur décision éventuelle de se suicider en toute conscience. J’allais dire au mieux de leur forme de conscience. On voit que cela n’existe pas. C’est toujours dans une situation dégradée qu’il faut arbitrer pour soi-même.
Dernier aspect : à vrai dire les individus ne sont pas vraiment seuls. Il n’existe pas d’humains hors de la société. Leur mort concerne aussi les autres vivants. Leur famille, leurs enfants, leurs amis et bien au-delà. À ce titre, elle est un moment social qui doit être organisé. On ne peut dans notre raisonnement négliger cela. Le suicide ne relève pas alors de la seule décision personnelle. C’est d’ailleurs bien le sens et l’utilité d’un vote parlementaire.
Les humains ont constitué au long des millénaires des tabous, des interdits universels qui, au-delà des différences de civilisations, marquent et fondent l’humanité. Par exemple l’interdit de l’inceste ; l’interdit de l’anthropophagie ; l’interdit des sacrifices humains et progressivement l’interdit de donner la mort.
Particulièrement les médecins après l’expérience antique grecque se sont dotés de règles intangibles : soigner tout le monde, respecter le secret, ne pas nuire et ne pas donner la mort. Ces règles inscrites dans les lois ont acquis une valeur juridique. Est-il raisonnable d’abandonner des principes universels dans une période marquée par tant d’incertitudes ?
Enfin, peut-on ignorer le contexte social et économique dans lequel on vit ? Peut-on ignorer que l’argent domine tout et peut interférer dans ces comportements ? Les nazis au XXe siècle ont euthanasié les malades pour sélectionner une race supérieure. Ils ont essayé d’exterminer les juifs, les homosexuels, les gitans, les déficients mentaux et congénitaux.
Plus récemment les politiques d’austérité ont conduit certains pays à refuser des soins à des personnes âgées, car inutiles (Grande-Bretagne [1]). On a vu aussi en France lors de l’épidémie de Covid 19 des personnes vivant en EHPAD ne pouvoir accéder aux soins spécialisés en hôpital, complètement abandonnées, et mourir dans des conditions effroyables (15 000 lors de la première vague de Covid 19) : il s’agissait de garder les places pour des plus jeunes parce qu’on avait supprimé des lits d’hôpitaux.
Inutile de poursuivre cette description de faits incontestables. Peut-on faire confiance à un système social qui peut perdre la tête à tout moment ? Faut-il s’affranchir de l’expérience la plus ancestrale comme la plus récente et renoncer à toute prudence ?
Une société néolibérale qui ferme des lits d’hôpitaux, réduit les crédits des services de soins palliatifs et réduit les effectifs sanitaires, peut-elle inspirer confiance ? D’un côté on nous propose l’homme augmenté, le surhomme sélectionné et le jeunisme et de l’autre on nous propose de faire mourir ceux qui le souhaitent. Y compris récemment en leur volant des années de retraite.
Comment, selon toi, pouvons-nous dépasser la contradiction qu’essaient d’imposer certains entre les soins palliatifs et l’aide active à mourir ?
Ma priorité, c’est le développement des soins palliatifs, ce qui suppose de tourner le dos aux politiques d’austérité actuelles. Et ensuite, faire le bilan. La question de l’aide active à mourir se posera peut-être différemment.
Quant au débat éthique, il doit se poursuivre. Ce n’est pas au Président de la République de trancher cette question.
Et le monde de la santé dans tout cela. Dans toute sa diversité, comment perçoit-il les choses ?
Les médecins dans leur ensemble sont très réservés sur cette nouvelle législation. Voici les associations médicales qui s’opposent à cette évolution :
La Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, la Société française de soins palliatifs pédiatriques, l’Association francophone des soins oncologiques de support, l’Association nationale française des infirmiers en pratique avancée, l’Association pour la clarification du rôle du médecin dans le contexte des fins de vie, le Conseil national professionnel de gériatrie, le Conseil national professionnel infirmier, la Fédération nationale des établissements d’hospitalisation à domicile, l’Association nationale des médecins coordonnateurs en EHPAD et du secteur médico-social, la Société française du cancer, la Société française de gériatrie et gérontologie, le Syndicat national des professionnels infirmiers groupe de soins palliatifs, Unicancer.
Ils ont signé un avis éthique d’une trentaine de pages pour rappeler que donner la mort ou aider à mourir ne sont pas des soins et que leur réalisation ne peut être confiée aux soignants. Ces organisations représentent 800 000 soignants. L’Ordre des médecins aussi s’est prononcé contre.
Plusieurs problèmes vont se poser. Tout d’abord, il faut savoir que les cas de suicides, quel que soit l’âge des patients, lorsque la mort n’est pas au rendez-vous, sont soignés. On dit qu’ils ont raté leur suicide ; moi, je pense que c’est tant mieux et qu’heureusement ils n’ont pas réussi. La plupart du temps, les patients sont d’ailleurs heureux d’avoir survécu. Les médecins ont appris à reconnaître les risques de passage à l’acte de ces patients dépressifs. La dépression est une maladie qui se soigne. L’hospitalisation est assez souvent nécessaire et relève de la psychiatrie.
Or les gouvernements actuels réduisent les moyens de soins et de suivis des malades psychiatriques de façon drastique. Peut-on faire confiance alors à des pouvoirs publics qui en même temps proposent le suicide assisté ? Un groupe de malades particuliers, les psychotiques délirants, parfois se prennent pour des oiseaux et sautent par la fenêtre. Leur attitude ambivalente vis-à-vis de la mort est un souci constant. Les adolescents aussi sont souvent dans un comportement mortifère, ils jouent avec les limites. Il y a parfois des drames…
Concernant la maladie d’Alzheimer (900 000 personnes en France) qui est une maladie progressive et qui crée beaucoup d’angoisse chez les personnes âgées, le désir de mourir avant de voir la situation se dégrader peut survenir. Faut-il considérer que ces personnes seront éligibles à l’assistance au suicide ? Est-ce la solution à leur problème ou aux problèmes qu’ils posent à la société ? À quel moment alors un décideur passera à l’acte ? À quel moment ces personnes seront-elles en situation de prendre en toute conscience une telle décision alors que cette maladie détruit peu à peu la conscience ? Qui va décider ? Cela concerne des centaines de milliers de gens dans notre pays. Ne va-t-on pas passer alors du suicide assisté à une euthanasie doucereuse de masse ? Où seront les limites ?
Je l’ai dit, le cas où une personne pleinement consciente choisit de mourir n’existe pratiquement pas. La question sera particulièrement aiguë chez les malades diminués, particulièrement les malades mentaux. Dans certains pays où le suicide assisté est autorisé (Belgique), on a vu certains proposer que cette disposition soit élargie justement aux malades mentaux. Et d’autres l’ont proposé pour les enfants aussi lorsqu’ils sont gravement malades et souhaitent peut-être en finir.
Le rôle des services de soins palliatifs est modifié. Le but de ces services est d’accompagner avec des moyens adaptés les malades vers la mort : il s’agit qu’ils ne souffrent pas et qu’ils puissent continuer jusqu’au bout leurs possibilités relationnelles et émotionnelles. Ce n’est en rien un acharnement thérapeutique en dehors de la volonté du patient. C’est une activité médicale profondément humaniste. D’ailleurs bien souvent les patients hospitalisés en soins palliatifs ne demandent plus à être euthanasiés comme le disent les médecins en charge de cette activité.
Le suicide accompagné aboutit à un changement de nature de l’activité de soins palliatifs puisque trop souvent on leur envoie des patients pour le suicide considérant que ces services sont spécialistes de la mort. Alors les médecins de ces établissements démissionnent pour des raisons éthiques. Enfin ces services manquent de moyens et sont soumis à des règles de fonctionnement absurdes comme le paiement à l’acte.
La mise en œuvre d’un tel projet sera difficile. Tout d’abord il faudra prévoir une clause de conscience pour les personnels de santé qui refusent de participer pour des raisons éthiques à ce processus. Comment les obliger ? Pour les médecins qui accepteront d’aider au suicide, les malades, le risque sera grand sur le plan juridique. Il y aura toujours quelqu’un dans la famille ou l’entourage des patients pour accuser de meurtre le médecin. C’est la justice qui tranchera et la judiciarisation sera invivable.
La solution pourrait passer par un mécanisme d’immunité médicale par exemple. Un patient formule sa demande, un collège prévu par la loi (deux médecins indépendants et un juge) accorde le principe de la légitimité du suicide assisté et désigne le médecin qui réalisera l’acte. Celui-ci sera « couvert » par une immunité totale sur les actes médicaux qu’il effectuera sur son patient entre la décision du collège et la mort du patient.
La société est-elle disposée à accorder une telle immunité temporaire, mais totale au corps médical ? Quelles en seraient les conséquences ? Faut-il modifier la constitution pour cela ? C’est extrêmement complexe et tout à fait nouveau en droit. Où s’arrêterait cette immunité ?
Enfin il faudrait que cette solution se fasse à l’abri des intérêts du marché. Elle devrait être sortie des mains des cliniques à but lucratif et réservée au service public seul à même de garantir l’égalité des citoyens et d’éviter les dérives financières.
As-tu, du fait de ton expérience personnelle, quelque chose à nous partager sur cette question ?
Comme médecin, je n’ai pratiquement jamais rencontré de cas où le patient me demande de le faire mourir ; j’ai toujours privilégié l’accompagnement et la médecine palliative conformément à mon éthique et à la loi.
Je crains que le débat soit purement émotionnel. Déjà, le débat est posé dans des termes imprécis. Les concepts sont flous. Les limites sont incertaines. Qui sera éligible parmi les patients à ce droit nouveau ? Peut-on passer par-dessus bord tout ce qui a fondé l’humanité jusqu’à aujourd’hui ? Peut-on avoir confiance dans des politiques dominées par l’argent, le goût du lucre, la violence et le dégagisme anti vieux ?
Pour terminer, quel est ton point de vue vis-à-vis de la forme que prend le débat ?
La question des libertés individuelles se pose comme la question de l’accompagnement des personnes en souffrance. Nous sommes au cœur d’un débat éthique des plus complexes. J’aimerais qu’on prenne au moins le temps de réfléchir collectivement et qu’on ne fasse pas de ce sujet un sujet de polémique électorale, voire populiste.
[1] Communiqué de presse d’Amnesty International (4 octobre 2020)publié le 5 avril 2023 dans SOCIÉTÉ