Je frappe à la chambre. L’aide-soignante dans le couloir me dit : « C’est la dame aux coloriages ».
Elle est assise près de la fenêtre, devant sa table. Elle remplit avec application, à petits points de couleurs, un dessin abstrait (un ovale fermé, découpé à l’intérieur comme un puzzle) dont les contours ont été faits à la main. Elle a de longs cheveux blancs soigneusement coupés au carré et des lunettes en écaille. Elle ne m’avait pas entendue venir, elle relève la tête et sourit.
Elle ne prête pas attention à ce que je lui dis pour me présenter. Qu’importe la nouvelle venue… Elle me dit : « Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là ». Bien sûr je lui réponds que moi non plus. Elle reprend son dessin. Puis elle attrape le téléphone fixe : « Je n’arrive pas à avoir Dédé. Ça sonne occupé tout le temps ». Elle cherche un feutre rouge. C’est étrange comme le rouge disparaît en premier des boîtes de couleurs ! Le rouge, le sang, la vie, l’énergie. D’ailleurs je vois plusieurs feutres rouges sur le rebord de la fenêtre. Ils sont vides. Elle se saisit d’un feutre orange et repart dans son remplissage coloré. J’évoque toutes ces belles couleurs.
Elle explique : « Oh, j’ai fait des plus belles choses, j’en ai vendues partout : à Paris, il y en a dans les musées, au Havre, à Brest, à La Rochelle… ». Puis : «Depuis combien de temps je suis là ? ». Puis le téléphone : « Ça sonne toujours occupé. J’espère qu’il n’est pas mort, il a disparu». À nouveau le dessin. Je m’aperçois qu’il y a une pile de dessins qui ressemblent étrangement à celui-là. Son dessin bégaie ! Elle me reposera cent fois la même question : « Ça fait longtemps que je suis là ? ». Elle reprendra cent fois le téléphone pour parler à Dédé. De temps à autre elle grimace de douleur : « Oh, ma jambe ! ».
Je me suis assise doucement sur le bord du lit et nous avons remonté le temps de ses souvenirs, par morceaux, comme son dessin. Son regard restait franc et son sourire joyeux. Sa présence à l’instant même était lumineuse. Mais la seconde suivante elle replongeait dans son angoisse. Que faisait-elle là ? Où était Dédé ?
Je suis repassée plus tard dans le couloir. Sa porte était ouverte, Dédé était assis en face d’elle. Je suis entrée, nous avons parlé. Il m’a confirmé qu’elle avait peint de très belles choses dont certaines sont dans les musées. Il semblait heureux que j’aie pu « bavarder » avec elle. Ce fut une rencontre forte, belle et poignante.
Brigitte