Au Japon, l’épineux débat sur la fin de vie est le titre d’un article de Philippe Pons, correspondant à Tokyo du quotidien Le Monde, au Japon, paru courant août 2023. L’Archipel, confronté au vieillissement de sa population, cherche des solutions à l’isolement des personnes âgées, tandis que des initiatives tendent à favoriser le maintien à domicile et le recours aux soins palliatifs.
Le centre pour personnes âgées de Santafe Garden Hills, à Tokyo, a des airs de maison de retraite futuriste. Des robots aident les malades à se lever, se coucher, s’asseoir, se déplacer. Des capteurs situés dans les matelas surveillent les fonctions organiques vitales, ce qui permet de réduire la fréquence des rondes de nuit. Des machines parlantes invitent – sans rencontrer beaucoup de succès – les pensionnaires à chanter à l’unisson avec elles.
Il existe une quarantaine d’établissements de ce type au Japon, où le gouvernement multiplie les initiatives pour faire face au vieillissement rapide par des approches transversales médico-sociales et des technologies de pointe (nanomédecine, robotique). « Les Japonais ne sont pas beaucoup plus avancés que nous, mais ils ont vu le problème se profiler depuis des années, alors que nous en sommes aux balbutiements », relève, à l’issue d’une mission à Tokyo, Xavier Emmanuelli, cofondateur de Médecins sans frontières (MSF), ancien secrétaire d’État à l’action humanitaire et qui préside actuellement le SAMU social international.
Il a trouvé, dans l’Archipel, un interlocuteur d’envergure pour travailler sur la question du vieillissement et de la mort : le chirurgien Oichiro Kobori qui, après avoir pris sa retraite, a choisi de devenir médecin de quartier rendant visite à des personnes en fin de vie. Tous deux sont de fervents avocats du maintien à domicile des personnes en fin de vie, accompagné de soins palliatifs.
Des aides-soignants en nombre insuffisant
Au cours des dernières années, Oichiro Kobori (dont le livre La Belle Mort, vivre sa mort à domicile au Japon a été publié en français, chez Atlande, en 2022) a accompagné 604 personnes, dont les trois quarts sont mortes chez elles. Il leur offrait une présence et parfois de petits plaisirs : une cigarette, une coupe de saké… « Souvent, à l’hôpital j’ai vu des malades gribouillant sur un bout de papier leur souhait de mourir chez eux », dit-il… « Sentir une fois encore l’odeur de paille fraîche des tatamis » était le vœu, au soir sa vie, du peintre Léonard Foujita (1886-1968). Un demi-siècle plus tard, beaucoup de Japonais y aspirent toujours.
« Le médecin doit comprendre la demande ultime du patient », poursuit le docteur Kobori. Mais, « c’est à la famille et non au patient que sont présentées les conclusions du diagnostic “, constate le docteur KaeIto, psychiatre, chargée du groupe de recherche sur l’inclusion à l’Institut de gériatrie de Tokyo. ” Médecins, nous sommes pris entre le respect de la demande de la personne qui dispose de ses facultés de discernement, et les valeurs prévalant au Japon, qui donnent la primauté à la famille ».
La majorité des Japonais meurent désormais à l’hôpital. Sans aller jusqu’à l’aide active à mourir, des établissements se sont spécialisés dans les soins palliatifs. Mais ils sont inégalement répartis dans le pays. En outre, les aides-soignants sont en nombre insuffisant, en dépit d’une discrète ouverture à l’immigration d’étrangers qui sont formés au Japon.
D’autres approches fondées sur le sens communautaire, subsistent dans les « quartiers villages » des grandes villes. Dans ces ruelles bordées de modestes maisons individuelles survit un esprit d’entraide entre voisins qui entretient ce lien tenant à une présence, à des regards, des mains qui se touchent : autant d’attentions qui maintiennent dans la vie quotidienne ceux et celles qui s’en éloignent. Le ministère de la santé a ouvert dans chaque quartier des « groups homes », comparables aux crèches pour jeunes enfants. Une douzaine de personnes âgées y sont amenées pour y passer la journée par un véhicule de la municipalité. Un soulagement pour les familles : souvent, c’est la fille ou la bru qui doit s’occuper des parents – alors qu’elle-même n’est plus de prime jeunesse, selon la sociologue Muriel Jolivet, de l’université Sophia, à Tokyo, autrice de nombreux ouvrages sur le Japon.
Indifférence à l’égard des personnes âgées
Des temples bouddhistes accueillent des personnes âgées dans des sortes de « cafés » où elles peuvent parler avec le bonze de leurs inquiétudes. Des laïcs estiment toutefois que ces actions favorisent le prosélytisme – voire la captation des héritages par les temples. Selon Tsuneyoshi Okamura, responsable de l’équipe de recherches sur la démence sénile à l’Institut de gérontologie de Tokyo, « constamment confrontés aux demandes des patients auxquelles ils ne savent que répondre, les aides-soignants sont favorables aux rencontres avec des bonzes ».
Cette compassion a pour revers, dans une partie de la population, une indifférence à l’égard des personnes âgées. Pour le révérend Sudo du temple Kudo-ji (département d’Aomori), « la mort effraie les jeunes mais, à en juger par leurs demandes, c’est moins le sort des autres, ou de leurs proches, que leur propre disparition qui les inquiète ». Dans un pays où se poursuit un rite de commémoration des ancêtres dans un acte de gratitude à leur égard, le respect des anciens semble aller de soi. Sans s’effacer, il tend à s’estomper.
« Se sentir indésirable »
« Autrefois, vivre longtemps était une aspiration de tout être humain. Aujourd’hui, vieillir c’est se sentir indésirable », disait la réalisatrice Chie Hayakawa à la sortie de son film Plan 75 (2022) dans lequel elle imaginait qu’un jour, les personnes âgées se verraient proposer par l’État une euthanasie volontaire, afin d’alléger le « fardeau » du maintien en vie de ces « improductifs ». Son film est le fruit d’entretiens avec une dizaine de femmes âgées qui lui ont fait part de ce sentiment de se sentir « de trop ».
Beaucoup de personnes âgées vivent seules : 6,7 millions sur les 35 millions de plus de 65 ans (près d’un tiers de la population) selon une enquête du ministère de la santé, du travail et de la protection sociale de 2021. Certains de ces esseulés meurent comme ils ont vécu : discrètement. On ne découvre le corps de « ces morts qui n’intéressent personne », comme les nomme le docteur Kobori, que des jours plus tard. Le phénomène porte un nom (« kodokushi », soit « mort solitaire »), mais, sans définition légale, il ne fait pas l’objet de statistiques. Alarmant au cours de la pandémie, il a donné naissance à des petites entreprises spécialisées dans le nettoyage des lieux à la suite de la découverte d’un décès. Il semble avoir régressé.
L’isolement commence à être reconnu comme un problème social. En 2021, a été créé un poste de ministre chargé du problème de la solitude dont l’une des missions est d’identifier les personnes âgées vivant seules et d’organiser des visites régulières de volontaires à leur domicile.
Par Philippe Pons (Tokyo, correspondant) Le Monde août 2023